L'anthropocène

Le terme "anthropocène" a été popularisé par le Prix Nobel de chimie Paul J. Crutzen en 2000 pour caractériser une période géologique de la Terre marquée par les conséquences des activités anthropiques, c'est-à-dire relatives à l'activité humaine. Mais alors que ce terme n’est pas encore validé par l’ensemble des géologues, il alimente des débats bien au-delà de la seule définition géologique.

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Cette interview est parue initialement dans le N°4 de la revue " Art'ure " publié par la Délégation Académique aux Arts et à la Culture du Rectorat de Lyon. Elle est téléchargeable ici. Le GRAINE ARA remercie l'équipe de rédaction de la revue pour son accord de publication sur ce blog.


C’est quoi l’anthropocène ?

Gilles Escarguel : Derrière ce mot, ce qui se cache en réalité, c’est plus qu’un concept scientifique. C’est aussi une modalité de relation au monde et un questionnement : que fait l’humanité dans le monde ? Je ne connais pas d’autre exemple d’un concept (au départ uniquement manié par des géologues) venant de la culture (géo)scientifique, qui a réussi à percoler et à diffuser à ce point d’abord vers des écologues, des historiens, des géographes, puis des sociologues, des économistes, des anthropologues, des philosophes, mais aussi des artistes. C’est tout un panel d’expertises intellectuelles au-delà de la seule expertise scientifique qui se sont branchées sur cette discussion. Finalement, les géologues se sont fait culturellement déposséder du mot. Quelle que soit la réponse qu’ils apporteront à la définition de départ de ce nouvel étage géologique, on continuera à parler d’anthropocène parce que le concept est signifiant au-delà de la question purement géologique : ce moment de l’histoire où il y a une seule espèce qui devient une force géophysique majeure, qui affecte le fonctionnent de la biosphère et qui modifie significativement son fonctionnement.

À quand dater le début de cette nouvelle époque ?

Sylvie Babin : Il y a 12 000 ans, au début de la révolution de l’agriculture au néolithique ? Il y a 4 000 ans en Chine avec l’expansion de la riziculture ? A la révolution industrielle centrée en Angleterre entre 1770 et 1820 où une telle augmentation de l’utilisation de la machine à vapeur (première machine qui pouvait se passer d'énergie renouvelable - musculaire, éolienne, solaire) a commencé à produire beaucoup de dioxyde de carbone ? A la " grande accélération " en 1950 qui a le mérite d’avoir les meilleurs marqueurs stratigraphiques chers aux géologues par le biais d’importants témoignages : béton, plastique, radionucléides facilement identifiables dans les strates sur toute la planète ? La datation va être différente selon les angles d’attaques, qu’on soit géologue, économiste, sociologue ou historien ainsi qu'en fonction de la région du monde dont on parle.

Les experts du GIEC estiment qu’en 2100, entre 50 et 75% de l’humanité ne pourra plus vivre là où elle vit aujourd’hui.

Quel est, en réalité, le problème de l'anthropocène ?

Sylvie Babin : Le bon angle d’attaque pour comprendre en quoi notre changement de vie depuis 200 ans pose problème, c’est de revenir à notre consommation d’énergie (qui, rappelons-le, est à 80% carbonée dans le monde). Cette énergie est nécessaire pour nous chauffer, nous déplacer, mais aussi et surtout pour nous fournir tous les biens de consommation qui nous entourent, au premier rang desquels nos aliments et nos vêtements. On consomme en moyenne dans le monde par humain 22 000 kWh/an soit l’équivalent du travail que peuvent fournir 200 humains (c’est comme si chaque humain sur Terre avait 200 " esclaves " pour vivre). Mais ce chiffre n'est qu'une moyenne : les CSP+ occidentales consomment entre 5 et 10 fois plus (soit 1000 à 2000 équivalents " esclaves énergétiques " par personne !) Ce qui frappe, c’est surtout l’inégalité des accès à cette énergie. En même temps que la civilisation thermoindustrielle se mettait en place en Occident, elle entrainait avec elle une spirale de croissance productiviste, une augmentation des inégalités sociales et économiques, intra et (surtout) internationales. Ce ne sont pas les aborigènes d’Australie qui envoient du CO2 dans l’air ! Cette consommation d’énergie a pour conséquence l'émission de gaz à effet de serre (GES), principaux acteurs du réchauffement climatique accéléré que nous connaissons actuellement, faisant passer le taux de CO2 dans l’atmosphère en 1800 de 0,028 % à plus de 0,04 % en 2020 et provoquant bien plus rapidement qu’attendu un  réchauffement et un changement climatique général, qui entraîne bon nombre de dérèglements. Les experts du GIEC1 estiment qu’en 2100, entre 50 et 75% de l’humanité ne pourra plus vivre là où elle vit aujourd’hui.

Gilles Escarguel : Le CO2 est un cristallisateur, un révélateur de la façon dont on est au monde. Comme l’énergie cela n’a ni odeur, ni couleur. Quand on regarde un écran d’ordinateur, on ne voit pas l’énergie qui est derrière et pourtant ce n’est que ça. On est aveugle à l’énergie qui est devenu notre oxygène. L’anthropocène est un révélateur de ce à quoi on s’est habitué. Nous avons traversé deux siècles de progrès comme l’humanité n’en avait jamais connu : disparition de l’esclavage, espérance de vie doublée, progrès de la médecine. Notre monde n’a plus rien à voir avec celui d’il y a 2 siècles, et paradoxalement ce mode de vie hyper-énergivore nous a amené tellement d’avantages que nous n'y pensons même plus. Le souci, c’est que notre modèle d’organisation social ne tiendra pas sans énergie facile. Un aborigène, un indien natif de la forêt amazonienne, saura très bien vivre sans énergie. C'est d’ailleurs ce qu'il fait actuellement. Nous, nous en sommes incapables. Quand on nous enlève l’énergie, on nous enlève tout ce qui nous fait faire société aujourd’hui. On ne sait plus faire société sans une consommation délirante d’énergie.

Et la biodiversité dans tout ça ?

Sylvie Babin : Un autre point problématique est l’accélération de l’extinction des espèces vivantes. Depuis 1800, l’UICN2 considère que seulement 1,5% des espèces de mammifères ont disparu, mais que 60 % d’entre elles ont vu leurs effectifs (nombre d’individus) diminuer de plus de la moitié au point qu’actuellement seulement 25 espèces de mammifères représentent 96% de la biomasse totale des mammifères (36% pour l’homme à lui seul et 56% pour seulement les bœufs, les cochons, les moutons et les chèvres). Cela sans parler des insectes, oiseaux, poissons et autres bêtes plus ou moins grandes qui manquent à l’appel, et de plus en plus, et de plus en plus vite. Les principales causes de ces extinctions ne sont pas (encore) le changement climatique mais surtout la disparition de leurs habitats et leur surexploitation au service d’une seule espèce : nous ! Pourquoi s’en alarmer ? Parce qu’un bon équilibre de la biodiversité nous assure un bon fonctionnement des écosystèmes et de ses services (dépollution des eaux par exemple). La biodiversité a aussi un rôle socioéconomique, culturel, pharmaceutique, alimentaire et, ne l’oublions pas, sanitaire. On connaît maintenant le rôle que la déforestation et l’implantation d’élevages intensifs dans des zones récemment déboisées ont joué dans l’évolution des virus et dans leur passage des animaux aux hommes. La probabilité d’émergence d’une zoonose (épidémie) dans une région augmente avec le nombre d’espèces en voie de disparition. Ce schéma nous alerte de façon claire sur les limites planétaires à ne pas dépasser pour garder une planète viable au-delà de la biodiversité et du changement climatique.

schéma Limites planétaires

https://www.notre-environnement.gouv.fr/themes/societe/article/limites-planetaires
https://fr.wikipedia.org/wiki/Limites_plan%C3%A9taires

Pourquoi est-ce que le concept de développement durable (DD) en oeuvre depuis 40 ans n'a pas réussi à nous "réveiller" comme celui de d'anthropocène ?

Gilles Escarguel : Parce que le concept de DD n’est pas suffisant et nous a fait perdre du temps. Le DD est un leurre, un oxymore, comme son ami " croissance verte " d’ailleurs. Dans un monde limité, se développer par la croissance ne peut être, par définition, ni durable, ni vert. Quelle que soit la façon de s’y prendre, il y a forcément un moment où on dépasse les limites. Des limites que l’on a commencé à entrevoir dans les années 1960, mais qu’on pensait (ou espérait !) encore très loin devant nous. Mais ces limites, nous les avons dépassées au début des années 1970 et depuis on vit à crédit de ce que peux nous offrir la planète. Et la dette ne cesse de croitre, chaque année un peu plus vite. Chez les écologues, jusque dans les années 80, on espérait pouvoir pallier aux problèmes grâce à de la protection, de la conservation et de la restauration ; on ne pensait pas encore qu’on était déjà dans l’irrémédiable. L’idée n’a pas pris à cette époque parce qu’on avait pas encore suffisamment mis en lumière l’impact significatif de l’espèce humaine sur la biosphère. Il faut attendre 1992 et la déclaration de Rio pour voir s’opérer un changement de point de vue. On comprend alors que le climat, la biodiversité... ça ne va plus du tout ! C'est une vraie bascule intellectuelle : on comprend que notre trajectoire n’est pas bonne, qu’on est au-delà de ce que la planète peut supporter. Il y a déjà des choses  irrémédiablement perdues, ça va faire le nid de la collapsologie et des imaginaires d’effondrement.

Frédéric Villaumé : Il faut sortir de cette logique où on pense qu’il va toujours être possible de croître. La bascule culturelle a été quand on a compris qu’on avait déjà dépassé la biocapacité de la Terre. C'est ce que le concept d'anthropocène a permis de mettre en lumière mais le discours politique peine à le relayer. On sait depuis longtemps que quand on fait de la restauration d’écosystème, on ne revient jamais à l’origine : des fonctionnalités sont appauvries en termes de robustesse, de résilience… on ne réinvente pas ni restaure l’état perdu, c’est un mythe. La notion de développement durable pose la question de " comment je décélère " alors que la seule question qu’il faut se poser c’est " comment je renverse la vapeur, comment je fais machine arrière ? " Tout ça sans revenir au Moyen-Age... de toute façon ce n’est pas possible. En 1972, les prédictions du rapport Meadows se sont avérées extrêmement exactes 50 ans après. Comment un modèle aussi grossier que celui-là a pu être aussi fin et prédictif ? C’est d’autant plus étonnant que le climat n’était pas pris en compte dans ce modèle.

Rétrospectivement, le DD n’a pas été un concept très efficace mais c’était une étape à vivre et si on ne l’avait pas vécue, on n'en serait pas là non plus aujourd'hui.  Le seul regret qu’on peut avoir, c’est celui du temps perdu.

Gilles Escarguel : C’est vrai que c’est surprenant ! C’est tellement précis que les quelques endroits où les courbes réelles s’écartent légèrement des prédictions, on peut facilement en identifier la raison. Par exemple dans la production agricole quand il y a un petit décrochage c’est qu’il y a eu des choses nouvelles, les OGM par exemple ; même chose quand on se met un peu au recyclage… ce qui n’avait pas été prévu en 1972. Ce qui est d’autant plus intéressant dans ce modèle, c’est qu’on voit bien que toutes les innovations technoscientifiques depuis 50 ans, n'ont joué qu'à la marge et n’ont pas changé la logique des choses. Elles n’ont pas inversé les tendances en tout cas. Le recyclage, l’économie circulaire ne vont pas résoudre grand-chose, on peut le craindre, parce qu’à chaque fois on joue sur des symptômes, pas sur la maladie. Rétrospectivement, le DD n’a pas été un concept très efficace mais c’était une étape à vivre et si on ne l’avait pas vécue, on n'en serait pas là non plus aujourd'hui. Il faut maintenant le dépasser. Le seul regret qu’on peut avoir, c’est celui du temps perdu.

Frédéric Villaumé : Oui, mais il faut quand même faire une analyse critique et historique de ce qui s’est passé pour ne pas recommencer les mêmes erreurs.

Gilles Escarguel : Ça ne pouvait être qu’un échec. Je ne veux pas heurter tous ceux qui se sont engagés avec énergie et convictions dans des actions de DD, mais le DD comme la croissance verte, c’est s’imaginer qu’à l’intérieur du système actuel on va s’adapter à la marge et ça va passer. Malheureusement aucune petite ou grande adaptation ne suffira à résoudre le problème de fond qui est notre addiction profonde à un modèle extractiviste, productiviste et consumériste qui détruit les conditions mêmes de notre existence sur Terre. Avec ce " logiciel ", on commence à percevoir à sa juste hauteur le monde à venir. Dans un monde sans croissance énergétique, et donc économique, c’est tout notre système social qui s’effondre – systèmes éducatif et de santé, assurance sociale, assurance chômage, retraite : tout cela disparait. On ne sait pas penser nos fonctionnements sans croissance. Ce n’est pas mon domaine d’expertise mais cela me semble bien plus compliqué à régler que la question écologique ou climatique parce que paradoxalement, côté scientifique, c’est assez facile à résoudre – on ne le fait pas, mais on sait ce qu’il faut faire ! Alors que là, il y a un impensable à imaginer…

Quelqu’un qui entend tout ça pour la première fois, s'il n’a pas peur c’est qu’il est fou ou dans le déni, ce qui est une forme de folie, de négation du réel.

Mais alors, que faire pour demain ?

Gilles Escarguel : Comment sortir d’un imaginaire de croissance infinie dans un monde fini ? Il suffit de lire la phrase pour voir que c’est stupide et que ça ne pourra pas durer longtemps. Que ça nous plaise ou pas, on est toujours, en Occident, dans un rapport au monde qui est fondamentalement judéo-chrétien tel que décrit dans la Genèse, avec une espèce dominante sur toutes les autres, l’espèce humaine qui nomme et fait ce qu’elle veut du monde. On est toujours dans ce monde là ! Alors, l’anthropocène ne sera pas la fin du monde, ni même la fin de l’humanité, mais ce sera la fin de l'humanité occidentale telle qu’on la connaît. La solution est dans la politique au sens noble, dans un geste politique de penser ensemble nos modalités d’existence au monde.
La tentation de se dire : " On ne va pas changer le jeu mais on va s’adapter, on va tous retrousser nos manches et adapter le système actuel pour retomber sur nos pattes " est la pire des solutions. Notre système s’adapte depuis 2 siècles.
Dans un premier temps on pense qu’on va améliorer mais les innovations techno-industrielles ne font, à terme, qu’empirer les choses, nous rendant toujours plus gourmands en énergie, en matières premières, en ressources renouvelables et non-renouvelables. Le défi du siècle est : comment on sort collectivement – pas individuellement – de ce délire ? Le mot anthropocène capture ce défi qui reste à relever. Du coup, pour moi, le mot-clé associé à anthropocène, c’est " imaginaire " : comment on ré-invente une façon de faire société ensemble, depuis notre quartier, notre village, notre ville, jusqu’au village planétaire, à toutes les échelles. C’est fondamentalement un enjeu de formation et de pédagogie au sens le plus large possible. On ne construira pas une majorité de destins sans emporter une majorité de volontés. Et cette majorité de volontés ne se construira pas naturellement parce que, d’une part, elle consiste à abandonner une façon de vivre qui est beaucoup trop confortable pour qu’on le fasse spontanément, et d’autre part, nous sommes des êtres sensibles qui ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez, et nous ne savons pas nous projeter dans le futur.

Frédéric Villaumé : Attention au mot " imaginaire ", il peut véhiculer des images de science-fiction. Ce mot peut véhiculer tout et son contraire.

Comment on construit et on s’approprie un nouvel imaginaire qui ne passe plus par la croissance obligatoire comme unique moteur et objectif de bonheur ?

La vraie question, c'est dans quel monde voulons-nous vivre ?

Gilles Escarguel : L’échec de la démarche de DD c’est de faire l’impasse sur les vraies questions. Qu’est-ce qui fait qu’on veut faire société ensemble ? Et partant de là quelles priorités on se fixe pour y arriver ? Qu’est-ce qui fait qu’on veut être autre chose qu’une anarchie autorégulée ? Quels mécanismes de régulations collectives sommes-nous prêts à mettre en œuvre ?
Bref, quelle priorité se fixe-t-on, à part celle d’être toujours plus riche ? Et partant de là, qu’est-ce qu’on accepte de conserver et à contrario de perdre ? Il y a des choses qu’on pourra peut-être conserver. Est-ce qu’il est absolument indispensable, par exemple, de conserver un système de santé qui nous maintient en vie le plus longtemps possible ? ou plutôt de la façon la plus juste possible ? Ou est-ce que c’est fondamental d’avoir un système éducatif performant ? Et s’il faut choisir un jour, qu’est-ce qu’on est prêt à abandonner, et qu’est-ce qu’on veut garder à tout prix ?
Comment on construit et on s’approprie un nouvel imaginaire qui ne passe plus par la croissance obligatoire comme unique moteur et objectif de bonheur ? On a inféodé le bonheur des individus et des sociétés à la possibilité d’une croissance infinie. Nous sommes aujourd’hui au bout de cette logique. Et donc comment pense-t-on notre bonheur en dehors de cette croissance ? Pour moi, c’est la question clé, mais ce qui va être très compliqué c’est que la philosophie libérale dans laquelle on baigne nous empêche de penser ça, car la solution globale, démocratique ne sera pas la somme des solutions individuelles.

Sylvie Babin : Il y a un autre discours qu’on entend face au défi de demain, qui propose d’accélérer les innovations, et notamment d’améliorer le rendement des machines. Sauf que ça ne marche pas. A chaque fois que des rendements augmentent, des rebonds d’utilisation en font complètement perdre les bénéfices, et aggravent finalement les problèmes (paradoxe de Jevons) parce qu’à chaque fois, on s’invente de nouveaux besoins et de fait on consomme bien plus, plutôt que de repenser nos besoins (la mise en place de la 5G par exemple).

En tant qu’éducateur, je pense qu’il faut surtout donner des capacités d’agir, plutôt que de rester dans une anxiété sourde où on ne bouge pas.

Une prise de conscience qui fait peur ?

Frédéric Villaumé : Aujourd’hui dans les écoles, la crainte c’est " de faire peur ", moi en tant qu’éducateur, je pense qu’il faut surtout donner des capacités d’agir, plutôt que de rester dans une anxiété sourde où on ne bouge pas ce qui arrange bien nombre de lobbies d’ailleurs, ce qui nous prépare plutôt à un monde de guerre plutôt qu’un monde de paix.

Gilles Escarguel : La peur, première étape d’un changement, est une étape nécessaire. L’appropriation des faits nécessite une angoisse salutaire quelqu’un qui entend tout ça pour la première fois, s'il n’a pas peur c’est qu’il est fou ou dans le déni, ce qui est une forme de folie, de négation du réel. La folie étant une rupture ontologique avec le réel. La moindre conférence que je fais sur ce sujet, à la fin des gens me disent vous nous faites peur. Je dirais, heureusement ! Parce que si vous n’aviez pas peur en face de ça de quoi auriez-vous peur ? On est dans un monde où on a appris à refuser la peur de la même façon qu’on a appris à refuser la douleur. Mais il faut passer par peur et stupeur, sinon il n’y aura aucun ressort collectif, or c’est bien là que le collectif est très important. Parce qu’on ne se sort pas de cette peur seul, d’autant plus qu’il n’y a pas de solution simple et unique aux problèmes de l’anthropocène.
Cette peur ne peut être vaincue que dans des mouvements collectifs : avoir peur ensemble, c’est déjà commencer à apprivoiser cette peur. La peur individuelle et sauvage est la pire des conseillères ; la peur collective partagée, comprise, réfléchie, domestiquée est la seule qui nous permet d’avancer. Parce que la peur domestiquée, c’est la peur dont on a discuté entre nous, et qui par la discussion fait consensus, un consensus d’acceptation collective qui fait qu’on va aller voir ce qu’il y a derrière elle : ses causes, ses mécanismes, ses conséquences. Et finalement comment on peut faire collectivement pour vivre avec et aller au-delà d’elle, ensemble.

Beaucoup de travaux montrent que plus les gens sont informés et conscients des enjeux, plus ils participent, s’engagent.

Que faire pour chasser cette peur ?

Gilles Escarguel : Une des limites qui m’interroge le plus dans notre capacité à changer de système, c’est notre possibilité aujourd’hui de refaire du collectif. Parce que depuis plusieurs décennies maintenant, on a massivement désappris à être, à penser, à agir collectif. La réussite aujourd’hui doit être individuelle, mais ce ne sont pas les premiers de cordée qui vont nous sortir de là, aussi brillants soient-ils : c’est toute l’équipe, sans distinction de classe ni de rang, qui est ici nécessaire. Si tout le monde n’y va pas, ce sera un échec collectif. Maintenant, comment entraîner tout le monde, dans un monde où on a désappris à penser et à nous organiser de façon collective, ça c’est pour moi une énorme inconnue. Il va être très compliqué de réapprendre rapidement à faire collectif – l’individualisme, c’est tellement plus simple !

Frédéric Villaumé : Il y a pas de réel débat citoyen autour de la science, de la technique, de ses enjeux. Comment, dans un tel contexte, garder notre rigueur scientifique, et surtout notre honnêteté intellectuelle ? On n'est pas là pour faire peur dans le vide, mais les constats doivent être posés et les faits sont là depuis quelques décennies. A chaque fois qu’on donne la parole à des citoyens, qu’on met en place des techniques d’animation qui permettent à chacun de se sentir légitime, on est étonné par la maturité, la sagesse des propositions qui en sortent.

Gilles Escarguel : Sur la Convention Citoyenne sur le Climat, voir ce que les 150 personnes tirées au sort ont été capables de sortir en aussi peu de temps, c’est la démonstration parfaite que quand on donne les moyens de compréhension et de connaissances à tout un chacun, il n’y a pas besoin de penser et de réfléchir des années pour arriver à un ensemble de propositions ambitieuses et cohérentes qu’aucun politicien n’aurait osé formuler, pas même parmi les plus écolos ! Par contre, ne pas y impliquer des élus dès le début était une erreur, il fallait les associer réellement dans un tel processus.

Frédéric Villaumé : Beaucoup de travaux montrent que plus les gens sont informés et conscients des enjeux, plus ils participent, s’engagent. La transformation sociale n’est pas qu’une question de culture, c’est aussi une question de donner à voir ce qui est possible, construire des alternatives, amener les gens à s’emparer, à passer à l’action, expérimenter, montrer que c’est possible. Des mouvements comme les villes en transition montrent que c’est possible et que ça marche. Une démarche de concertation qui va jusqu’à de la codécision. Forcement c’est une démarche d’éducation. C’est une  démarche apprenante. Par contre mettre en place des dispositifs comme ceux-ci, d’intelligence collective qui ensuite ne sont pas du tout pris en compte… c’est très contre-productif du point de vue de la démarche démocratique.

L’éducation à la nature est nécessaire : on sait qu’on ne protège bien que ce qu’on connaît bien.

L’éducation toujours l'éducation !

Education par le débat

Gilles Escarguel : L’éducation et la formation doivent permettre les conditions du débat. L’anthropocène met le formateur et l’éducateur au centre du système comme jamais il me semble il n’y a été. Si on veut que ce changement-là se fasse dans un contexte démocratique, il faut que la minorité devienne une majorité et pour cela il faut transmettre, il faut expliquer, et faire adhérer. D’abord soi-même commencer par connaître et comprendre, parce qu’on ne peut enseigner que ce que l’on connaît. Puis transmettre, sous toutes les formes possibles et imaginables. C’est loin d’être seulement l’école, c’est toutes les formes d’éducation et de militance, pour transformer une minorité en majorité. Parce qu’en démocratie, que ça nous plaise ou pas, ce sont les majorités qui ont raison. Si on veut rester dans un chemin démocratique, il n’y a pas d’autre choix que ça. Parce que tous les autres chemins envisageables sont plus détestables les uns que les autres – la dictature, quelle que soit sa couleur, n’est jamais un objectif désirable.

Eduquer par les territoires

Frédéric Villaumé : Il faut développer la capacité des jeunes et des moins jeunes à dialoguer, à faire du lien, de la résilience (un mot à la mode) mais de la vraie résilience des territoires. On sait qu’il va falloir trouver des solutions au niveau local parce qu’il va être de plus en plus compliqué de trouver des stratégies communes aux différentes échelles territoriales. Il va falloir trouver des stratégies au plus proche de chez soi et aujourd’hui c’est encore possible à cette échelle, là où les gens peuvent encore se parler sans se battre.  Les écoles devraient être déjà un maillon de ces territoires (dans les projets éducatifs de territoire) parce que c’est un enjeu de trouver des alternatives ensemble. Ça on y arrivera que parce qu’on regarde enfin les choses en face et qu’on est capable de se projeter ensemble collectivement. Ça s’apprend, le débat, la coopération, faire ensemble, ça se pratique. On est vraiment confronté à une bifurcation, à une transformation radicale et profonde du monde occidental dans lequel on vit. La transformation d‘une société, c’est trois dimensions importantes, trois piliers : la transformation culturelle, et au cœur de celle-ci il y a l’éducation ; le deuxième pilier c’est la capacité de se mettre en mouvement, de donner à voir, de faire des choses, d’être actif ; et le dernier pilier c’est la possibilité de dire non, de s’opposer. C'est grâce à ces trois dimensions qu’on pourra changer la société.

On a appris à l’occidental à penser en dehors de la nature. On ne se pense pas comme élément de la nature, donc comme impactable par elle.

Eduquer à la nature !

Frédéric Villaumé : La reconnexion à la nature est essentielle, à la fois pour reconsolider des savoirs et pour anticiper le fait qu’on va aussi pouvoir modifier nos connaissances. Donc changer notre regard sur le monde, mieux comprendre les enjeux, et en même temps se réinsérer dans la trame du vivant qui est aussi quelque chose d’essentiel si on veut pouvoir changer les choses. L’éducation à la nature est nécessaire : on sait qu’on ne protège bien que ce qu’on connaît bien. Dans la Métropole de Lyon, 300 professeurs des écoles ont demandé à se former à la question de " l’éducation dehors " et les collectivités en charge des établissements se posent la question (et mettent en place) de la re-végétalisation des cours d’écoles et de collèges.

Gilles Escarguel : L’opposition que notre monde judéo-chrétien, hérité des classiques, des grecs et des romains, fait entre la nature d’un côté, dont l’humanité se serait extraite, et la société (culture) de l’autre, qui serait l’apanage de l’humanité est caduque. Penser le monde en dehors de cette opposition là nous est très difficile. L’aborigène n’a pas du tout ce problème là. Nous penser, nous Homo sapiens, comme élément de la nature, et penser la nature comme élément de notre culture, on ne sait pas faire. On a appris à l’occidental à penser en dehors de la nature. On ne se pense pas comme élément de la nature, donc comme impactable par elle. Pourtant si, nous dépendons intrinsèquement d’elle, et elle nous le rappelle assez souvent.

Frédéric Villaumé : La reconnexion à la nature est essentielle, elle chasse la peur.

Eduquer par l'émotion

Frédéric Villaumé : Il y a beaucoup de demandes de la part des éducateurs pour se former à la prise en charge des émotions. Quel que soit le groupe avec lequel on travaille, on est amené à les informer sur des enjeux très durs ; même pour nous, systématiquement, même si on n’y pense pas, l’émotion est là, présente. Elle circule, elle ne sort pas de nous. Notre travail c’est de la faire sortir, circuler, s’exprimer, c’est aussi ce qui permet aux gens de se mettre en lien, on ressent les mêmes choses. On se questionne ensemble, on construit une solidarité différente ensemble. Ce passage à l’expression de l’émotion est essentiel. Quand on est enseignant, on est enseignant d’une discipline, on a été formé au mieux à la pédagogie mais nos méthodes peuvent être bousculées par les émotions. Il arrive qu’elles soient exprimées ou non. L’émotion va bloquer la mise en mouvement alors que c’est une dimension importante de l’apprentissage (voir Piaget). Comment les choses s’arrangeraient dans notre cerveau s’il n’y avait pas les émotions pour le mobiliser ? Émotion ça veut dire bouger. Passer par les émotions a toujours été très présent en éducation à l’environnement, via des balades sensorielles, des stratégies autour du conte. Dans la pédagogie de projet, il y a toujours une dimension d’expression des représentations initiales sur ce qu’on ressentait, mais ça on l’a un peu abandonné malheureusement.

Eduquer par la capacité d'agir

Frédéric Villaumé : Retrouver la capacité d’agir aussi, c’est important. Que dans les établissements les élèves soient accompagnés à la mise en place d’actions concrètes. C’est peut-être rien du tout de faire un verger, un petit potager, une action de sensibilisation envers les autres élèves ou les familles mais c’est déjà se mettre en mouvement, et retrouver une capacité d’agir par rapport aux enjeux et cela aide à en prendre conscience, c’est essentiel. Nous ce qu’on regrette un peu en tant que partenaires de l’école c’est dans le second degré d’avoir de moins en moins d’espace de projets, de moins en moins d’espaces " partenaires " avec les enseignants. C’était pas parfait, mais les TPE, les EPI c’était les espaces réservés à des démarches de projets. On les a supprimés parce qu’on a mis la priorité sur d’autres choses (les réformes collège puis lycée). Dans les faits, c’est de plus en plus difficile dans le second degré pour des enseignants de faire travailler des élèves ensemble en pluridisciplinarité (même si plus d’enseignants s’en emparent me semble-t-il).
Les Eco-délégués, c’est un dispositif important dans les établissements et qui porte de réelles initiatives. La loi climat installe les CESCE (le dernier E est pour environnement) dans les établissements. Il faudrait un nombre d’heures réellement dédiées, comme cela se met en place dans le supérieur, avec 10-20h obligatoires dédiées à l’anthropocène au cours de la licence. Il ne faut pas qu’il y ait une discipline " EEDD " dit-on depuis 40 ans, c’est forcément  transdisciplinaire. Maintenant je pense qu’il faudrait en faire une vraie discipline, faire rentrer la question de l’éducation au changement climatique, aux mobilités je ne sais pas quand, en fin de collège pourquoi pas ? Aussi des sujets comme les transports, l’aménagement urbain, des sujets de proximité qui touchent personnellement les élèves.

Gilles Escarguel : Un enseignement à part entière ? Pourquoi pas. Mais au collège comme au lycée, toutes les disciplines peuvent en fait parler d’anthropocène. Le sujet est tellement matriciel que n’importe quel enseignant avec sa propre sensibilité peut en parler et il est tout à fait légitime pour le faire.

Comment approcher et démêler une telle complexité sans s’y perdre ? Les approches sensibles, artistiques ont sans doute ici un rôle important à jouer.

Une petite note d'optimisme ?

Gilles Escarguel : Il me semble que les choses vont assez vite : un nombre croissant d'enseignants de disciplines différentes me demandent d’intervenir en classe sur ces thèmes et les élèves sont incroyablement réceptifs à ces sujets. Mais la question reste : comment on construit une pédagogie autour de savoirs et de connaissances qui  permette d’aller au-delà de la peur que cela suscite ? Comment on apprivoise ensemble cette peur ? On voit bien que ce n’est pas qu’un simple problème de physique, de climat ou de biodiversité. C’est tout un réseau de facteurs, de paramètres qui se croisent et s’influencent. Comment approcher et démêler une telle complexité sans s’y perdre ? Les approches sensibles, artistiques ont sans doute ici un rôle important à jouer.

Sylvie Babin : On a une légitimité en tant qu’éducateur. Il s’agit de sortir de la " neutralité et de la spirale du silence " à condition de toujours rester honnête par rapport aux faits scientifiques. Ensuite, il faut accompagner des propositions d’actions positives et concrètes pour les jeunes en particulier, en profitant de tous les dispositifs et interstices possibles et imaginables pour permettre cette ouverture au monde.

Frédéric Villaumé : Se dire, aujourd’hui " Je ne sais pas ce que ça va donner, mais je mets toute mon énergie, mes compétences au service des jeunes, des groupes que j’accompagne, que j’éduque ! " c’est peut-être petit mais au moins j’ai le sentiment de faire ce qui doit être fait… Faire du mieux que l’on puisse faire. On ne peut pas dire : " C’est fini, c’est plié on n'a pas la main dessus tout ça ". En tant qu’éducateur, on a pas le droit de dire ça.


RESSOURCES

- De nombreuses ressources, dont une conférence de Gilles Escarguel, mises à disposition lors du stage "Arts et Sciences face à l’anthropocène » édition 2020 sont disponibles sur ce Padlet réalisé par Aurelie Talabard.
- Les replay des interventions de Gilles Escarguel lors des 2 webinaires suivants organisés par le GRAINE ARA sont disponibles en cliquant sur le titre : " Climat & biodiversité : comment aborder ces enjeux avec vos publics ? " et " Crises sociales et environnementales : pourquoi tout est relié ?".


1. GIEC : Groupe International d’Etude du Climat.
2. UICN : Union internationale pour la conservation de la nature.

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