« Je parle avec les feuilles au milieu des forêts et reçois les messages des racines secrètes » chante l’indien Atahualpa Yupanqui1… Message du poète, issu de la posture de celui qui parle avec les divinités2 ou bien rapport à la nature différencié ? Peut-être s’agit-il de la même chose… car, si le poète, dans sa traduction perceptive du monde, dote les feuilles d’intentions ou d’un langage, l’animiste3 va percevoir une intention du vivant… qui transite à travers elles.
D’où part notre conscience de la biodiversité ? Qui parle et qui décide ? Selon l’ethnologue Philippe Descola, « La politique internationale de protection de l’environnement repose sur une conception très particulière de la nature, qui est née en Europe au siècle des Lumières et est loin d’être partagée par tous les peuples de la planète, attachés à d’autres principes cosmologiques.» 4
En effet, celui-ci met en avant le « naturalisme »5 de l’Homme européen et occidental comme une manière unique dans le monde de se relier à son environnement en se séparant de la nature et des autres existants6.Selon ce schéma, l’Homme rejoint le vivant par sa nature biologique mais se différencie par sa capacité à penser le monde en élaborant des cultures. Cette conception du monde qui érige l’Homme au sommet de la chaîne comme être pensant et conscient, est étroitement liée à l’avènement de la science sur la base d’un socle judéo-chrétien : « Ce qui succède au christianisme, toute la pensée laïque qui démarre avec le rationalisme, avec la science, avec la technique, est une pensée qui va vers la conquête du monde. Par tout le progressisme qui s’est développé au cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle, l’Homme va devenir le maître et le possesseur de la nature, le roi de l’univers »7.
Il s’agit alors d’avoir conscience que notre manière d’organiser la protection de la nature s’inscrit dans ce schéma culturel. Mais la « garantie » de l’universalité est une des valeurs « nobles » de la science, prétexte à l’installer comme a-historique et a-culturelle. Et le naturalisme profite de cette inscription « en nature », « car c’est la ruse suprême du naturalisme, et la motivation du terme par lequel je le qualifie, que d’apparaître comme “naturel” », nous dit Descola8.
Selon lui, la posture naturaliste réunit l’Homme et les autres vivants par leur nature biologique (extériorité semblable), tandis qu’ils se différencieraient par leur intériorité, seul l’homme possédant une « âme » ou une « conscience » ou -dit de façon plus scientifique- une capacité sensible et culturelle.
À l’extrême, cette proposition justifie les abattoirs à la chaîne qui exprime le refus de prendre en compte la sensibilité animale.
Au contraire, dans une société animiste, humains et autres existants sont au même titre réceptacles d’une âme9 qui va les identifier comme participant d’une intériorité semblable. « Nous devons respecter ceux que nous tuons dans la forêt car ils sont pour nous comme des parents par alliance. […] et eux aussi ils peuvent vouloir nous tuer. »
Je parle avec les feuilles au milieu des forêts et reçois les messages des racines secrètes chante l’indien Atahualpa Yupanqui1
On voit donc que le naturalisme n’est qu’un choix qui se protège efficacement de l’argument culturel. « À qui appartient la nature ? » nous demande Descola qui dénonce les effets pervers des règles de protection de la nature, lorsque ce choix cache des génocides culturels au nom d’un universalisme scientifique.
Au mieux, ces règles de protection, lorsqu'elles ne visent pas uniquement des bienfaits pour l'Homme (pharmacopée, etc.) vont favoriser la biodiversité pour des raisons intrinsèques à la vie (comme par exemple l’avantage évolutif de la diversité génétique).
Au pire, elles vont favoriser la surprotection d’espèces au détriment d’autres ou condamner des cultures locales au nom d’une protection servant des intérêts dominants de l’occident (par exemple spectacle paysager à but touristique).
Descola propose alors de réfléchir à un « universalisme relatif » pour que les règles mondiales de protection de la nature soient, sinon moins anthropogéniques10, en tout cas moins occidentalocentriques.
« L’universalisme relatif » vise à croiser les intérêts universels (le global) et les intérêts culturels locaux des populations. Néanmoins, il s’agit de dégager des règles de protection qui ne seraient pas confondues avec les intérêts déguisés d’une culture dominante normative.
D’autre part, il faudrait préserver les traditions culturelles de peuples, lorsque l’usage de leurs terres va à l’encontre des règles de protection en vigueur, tout en limitant les atteintes à la biodiversité.
Enfin, « l’universalisme relatif » exclurait dans tous les cas les formes de violence ou de non-respect de « l’autre vivant ». On peut se poser alors la question de notre système qui chosifie les animaux. Et puis, le régulateur de la nature, sous couvert de la science, va trop souvent penser « espèce », plutôt « qu’individu » (au sens d’un statut juridique de l’animal, émergeant -qui possède un droit à la vie et au respect en tant qu’existant ou au sens de l’animiste -qui considère, même lorsqu’il le chasse, que l’animal est réceptacle par son intériorité semblable d’une même énergie de vie que l’Homme et pratiquera des rituels de remerciements en échange de cette vie concédée).
La poésie peut-elle nous ouvrir à « la pensée de l’énergie », celle qui relie, susceptible de subvertir « la pensée de la catégorie », celle qui classe et sépare ?…
Et que dire des obédiences bouddhistes qui ne mettent pas l’Homme au sommet de la chaîne de vie mais considèrent, de façon trivialement exprimée, toute incarnation comme un accueil d’une énergie qui circule et se transforme ?
Autrement dit, si tu es petit d’Homme aujourd’hui, fourmi tu mourras ou rat demain tu seras… Mais le bouddhisme risque d’être relégué au rang de la « croyance sans savoir », face à un « savoir sans croire » dominant, qui n’offre aucune possibilité de traduction fidèle de la logique de « l’autre ». Et c’est bien la représentation de « l’autre » qui est au coeur du problème, comme l’écrit si bien Boris Cyrulnik : « Choisir entre l’homme et l’animal, entre celui qui parle et celui qui ne parle pas, celui qui a une âme et celui qui n’en possède pas […]. À cette métaphore tragique, qui a permis l’esclavage et l’extermination de peuples entiers, a succédé l’avatar de la hiérarchie, où l’homme au sommet de l’échelle du vivant se permet de détruire, de manger ou d’exclure de la planète les autres terriens, animaux et humains, dont la présence l’indispose. La violence qui me heurte le plus vient justement de la non-représentation du monde des autres ».
Est-ce l’apanage de la culture par laquelle il se distingue des autres existants, qui autorise Homo sapiens à se mettre au sommet ? Est-ce sa capacité à utiliser des substituts pour agir sur le monde ? Des éthologues comme Donald Griffin interrogent la capacité culturelle de certains chimpanzés, utilisant des outils contingents à une évolution locale contextuelle, et donc non pas biologique. Mais le « naturalisme » est sauf en discutant l’intention psychique du geste technique de ces animaux, le projet conceptuel et culturel distinguant ainsi encore l’Homme.
Cependant, comme le dit le journaliste Hervé Kempf, la force du « naturalisme » s’effrite : « La pensée occidentale a défini l’Homme par opposition avec la nature. Après que le rationalisme a poussé cette conception à l’extrême, les penseurs cherchent aujourd’hui à renouer le lien »11.
Pour rétablir ce lien, quels autres éclairages l’animiste ou le bouddhiste peuvent-ils apporter à notre conception du vivant ? Un décentrement, une aide à penser autrement, certainement, mais aussi une tentative de représentation de « l’autre »… au sens de Cyrulnick.
Ainsi, le savoir de l’animiste qui parle avec les feuilles est-il seulement celui de l’illuminé absent du siècle des Lumières, ou bien un savoir renvoyant à une autre dimension non atteignable par le raisonnement binaire dans lequel se complait la métaphysique occidentale ? L’ethnologue Roger Bastide voyait émerger dans la transe une approche de « la pensée de l’énergie » susceptible de subvertir et de submerger « la pensée de la catégorie »12. Ces sociétés peuvent-elles nous montrer une autre façon de penser, raisonner, appréhender, percevoir ? La poésie peut-elle nous ouvrir à « la pensée de l’énergie », celle qui relie, susceptible de subvertir « la pensée de la catégorie », celle qui classe et sépare ?… La pensée de la complexité n’est-elle pas nécessaire pour dépasser les points de vue… et répondre au démantèlement des absolus culturels et conceptuels ?
L’éducation à la biodiversité « se donne pour tâche de relier la personne au vivant, de l’aider à se sentir solidaire de la biosphère ».
Comment mieux incarner cet objectif que par le sentiment et le sensible, en développant des méthodes pour favoriser cet émerveillement face au déploiement du vivant et nous y confronter jusque dans nos corps ?
Pour préserver la nature, il faut d’abord aimer la terre et « avoir accès à sa pensée profonde » disait François Terrasson.
On peut la chercher (et la trouver !) par l’art, l’émotion, la poésie ; en immersion d’un jour, d’un projet, d’une nuit, seul(e) parmi les fourmis et les chats gris… ou bien par une pirouette culturelle du côté de chez les Achuar pour fréquenter une pensée plus reliée…
1. Airs indiens, Atahualpa Yupanqui, L’Harmattan, 2004.
2. Dans l’antiquité on rencontre « la conception que les poètes ne créent pas à partir d’un savoir, mais sur la base d’un certain talent naturel et guidés par l’inspiration divine comme les voyants et les oracles ». (Adieu la raison, Paul Feyerabend, Seuil, 1989.)
3. Animisme : croyance attribuant aux choses une âme, une conscience.
4. Philippe Descola, A qui appartient la nature, La vie des idées.fr, 21/01/2008.
5. En référence à la biologie et non pas à la pratique du « naturaliste ».
6. Comme entre autres les animaux.
7. Edgar Morin, Nouvelles clés.
8. Par-delà nature et culture, Philippe Descola, Gallimard, 2005.
9. Entendue comme conscience ou témoignage de l’énergie du vivant.
10. Car il va jusqu’à questionner la consultation impossible des autres existants.
11. Hervé Kempf, L’occident cherche à sortir du clivage homme-nature, Le Monde, 26/05/2005.
12. François Laplantine cite Roger Bastide, Introduction à une anthropologie modale, Le social et le sensible, Téraèdre, 2005.