La relation mère-enfant : les enjeux psychologiques et familiaux
Le caractère intime de la relation à la nourriture s’inscrit dans le corps, la psyché et les liens maternels. Après la naissance, le lait, maternel ou pas, est le premier élément nutritif mis en bouche. Au-delà d’une nécessité de survie vient se coller une autre réalité. Car si le développement physique dépend des éléments nutritifs, le climat de la fonction nourricière implique quant à , des aspects plus qualitatifs et relationnels de la dyade mère-enfant. Il est bien sûr aussi dépendant de ce que l’environnement et la famille peut offrir.
C’est une question de survie, le développement physique dépendant des apports d’éléments nutritifs. Mais d’autres éléments sont tout aussi importants, comme le climat émotionnel dans lequel s’effectue la fonction nourricière. D’une ambiance détendue à un stress intense, les facteurs influant ce climat impliquent évidemment l’état psychique de la maman mais aussi l’environnement familial. La famille peut être source de tensions qui trouvent leurs origines, en autres, dans les remarques qui se voudraient aidantes, rassurantes de la part de l’entourage, mais qui bien souvent sont une répétition du schéma familial : « de mon temps, on mangeait des compotes à deux mois et on ne faisait pas tant d’histoires ! ».
Tiraillée entre les conseils du pédiatre et les avis divergents de la famille, que peut faire la maman ? Et lorsqu’il s’agit d’interpréter les pleurs du nourrisson, c’est une véritable cacophonie.
La tolérance de chacun vis-à-vis des pleurs du nourrisson est déterminante et influence directement l’attitude de la mère et la réponse apportée à l’enfant, « mais tu vois bien qu’il a faim ! … ». Or, quand le bébé pleure, il est essentiel de vérifier tout d’abord sa demande : a-t-il froid ? Besoin de réconfort …? Assurée qu’il s’agit de la faim, la mère présente le sein ou le biberon fournissant à ce moment-là, une réponse parfaitement adaptée au besoin de l’enfant. Il arrive que, faisant une mauvaise interprétation des pleurs du bébé, la mère réponde de façon stéréotypée, apaisant systématiquement toute émotion par de la nourriture. Dans ce cas, l’enfant va grandir dans la confusion des sensations, associant la prise de nourriture à la tristesse, l’angoisse, la solitude ou le besoin affectif.
Le caractère intime de la relation à la nourriture s’inscrit dans le corps, la psyché et les liens maternels.
Il arrive aussi que la mère prête des intentions au bébé, des sentiments qui en réalité lui appartiennent, renforçant la justification d’une prise alimentaire en cas de tristesse, par exemple. Selon Winnicott1 pédiatre et psychanalyste, l’ensemble de ces comportements dépend des difficultés psychiques inconscientes de la mère. Indépendamment de sa propre volonté, des désirs et des sentiments parfois déplaisants sont transférés au bébé : ces projections inconscientes sont incontournables.
Le père joue un rôle aussi déterminant. Présent, disponible aux côtés de la maman, il peut trouver sa place avec sérénité en l’aidant à prendre de la distance. C’est libre des enjeux maternels qu’il peut accueillir les pleurs du nourrisson et devenir le tiers séparateur stabilisant et sécurisant la cellule familiale. Il peut aussi prendre sa place lorsque le bébé est au biberon : devenir à son tour maternant.
La libre expression des pleurs, aidée des mots et de la tendresse permet d’imager les émotions, d’y trouver un sens. Ainsi donner « un espace de parole » à l’enfant, stimuler l’échange autour des émotions et dans la mesure du possible faciliter les pleurs permettront un accordage et un dialogue utile à la relation.
Le temps de la socialisation et les bénéfices de l’attente
La faim est un phénomène métabolique ressenti comme une tension interne occasionnée par une baisse du glucose sanguin créant des phénomènes hormonaux. C’est une sensation qui fait éprouver le besoin et l'envie de manger. A ce processus métabolique doit être fourni une réponse adaptée. Le nourrissage va alors faire naître chez le nourrisson un sentiment de sécurité et d’apaisement. La prise du repas est un appel à se remplir, à se sentir bien. « Je veux retrouver la sécurité d’un « plein » qui me soit donné de l’extérieur », nous dit Jean Lucien Jacquemet2. Il s’agit d’une expérience fonctionnelle autant qu’émotionnelle.
Mais la réponse doit intervenir ni trop tôt, ni trop tard. Dans cet intervalle, le bébé va entrer dans une forme de rêverie qui lui permet de patienter. Cela lui permet de sublimer l’objet « nourriture » et ainsi seulement accéder au plaisir « primaire ». Ce processus lui permet de découvrir qu’il peut survivre à l’absence temporaire de « l’objet ». Par exemple, l’enfant a faim, il ne mange pas encore mais il entend sa mère s'y apprêter : il sait que c'est le début du repas. Plus jeune, il n'est pas capable de comprendre et vit cette attente comme une angoisse insurmontable. Dans un jeu rythmique d’absence/présence, la mère-nourriture disparaît puis réapparait. La patience, la douceur et la certitude des parents concernant les bénéfices de l’attente et l’intérêt des limites assureront progressivement la mise en place de repères et de rythme pour l’enfant. C’est le temps de la socialisation.
Si dans les premiers temps de la vie, le bébé est nourri à la demande, les apprentissages, les heures de repas et les codes sociaux vont progressivement prendre le relais.
Le temps de l’apprentissage et enjeux de la relation éducative
Si dans les premiers temps de la vie, le bébé est nourri à la demande, les apprentissages, les heures de repas et les codes sociaux vont progressivement prendre le relais. L’enfant doit tôt ou tard faire l’expérience de la frustration et surmonter l’épreuve du manque. Cette organisation si elle est défaillante, peut laisser les traces d’une souffrance d’un trop ou d’un pas assez (mère-nourriture sans distance, envahissante ou mère-nourriture trop absente).
La mère, aidée de la famille trouve la bonne distance et assure au bébé la capacité à différer une prise alimentaire, tissant un lien à la nourriture équilibrant et stable. Cela permet de trouver dans la nourriture tous les bienfaits de la diversité et des limites du plaisir. Mais l’alimentation ne se résume pas à la question du plaisir qui, s’il est exclusif et omniprésent peut aussi entraîner des difficultés. Il s’agit d’un subtil équilibre où la place des « nourritures affectives » est bien sûr à prendre en compte.
Différent du processus du plaisir différé, la société actuelle cultive plutôt un plaisir Im« médias »…
Communauté éducative et image de société
Diététicienne clinicienne, je travaille également comme éducatrice pour la santé, chargée de programmes prévention dans la région. En milieu scolaire, les équipes observent certains phénomènes grandissants : déstructuration des repas, grignotages, restrictions alimentaires au cours de la pause méridienne, anxiété étouffée par des prises alimentaires, compulsions. Ne serait-ce pas aussi lié aux images médiatiques des corps minces voire maigres ou encore à la société d’abondance basée sur une logique économique de surconsommation ?
Les publicités alimentaires sont trop claires et vont dans le sens d’une nourriture compulsive « Craquez sans complexe ! » nous dit-on. Les publicitaires rejouent la scène du tout et tout de suite. Les grands comme les petits sont pris au piège d’une société paradoxale sans limite qui veut les séduire érigeant la liberté de consommer et le plaisir en point d’orgue mais si différent du plaisir différé que j’évoque ici. Il s’agit en réalité du plaisir immédiat de consommer où renoncer est difficile. Une société qui veut combler à tout prix où la frustration n’a pas sa place. i« médias »…
Parce que manger c'est partager et s'inscrire dans un cadre social, les repas pris en collectivité peuvent être à l’occasion, des temps pédagogiques. Dès la petite section maternelle, il est possible d’apprendre à l’enfant les limites, les règles de la diversité et de la convivialité. Se souhaiter bon appétit, attendre les copains pour commencer le repas, prendre son temps sont autant d’outils pour traiter l’équilibre alimentaire. Les ateliers d’éveil aux goûts et aux sens doivent favoriser l’échange où le plaisir partagé peut être mis en mot, traduit en parole, en émotions. Il est possible ainsi de contribuer à élargir sa palette gustative et le vocabulaire qui y est associé. Le repas n’est-il pas l’occasion d’une jubilation des mots ? Entre les mots de la cuisine, ceux de la dégustation, le plaisir en bouche, l’extase des sens ? La mise en place de programme doit justement favoriser l’échange et le bien-être et non l’unique rappel des repères nutritionnels.
Chaque personne a une histoire, une trajectoire alimentaire unique, qui naît de la relation précoce et étroite entre la mère-nourricière et son enfant. Cependant si le lien à la nourriture se construit dans le contexte intrafamilial et ce, dès début de la vie, celui-ci se tisse aussi tout au long de l’existence. On voit comment de nombreux autres facteurs vont influencer les comportements alimentaires. Sans se substituer à la famille, la communauté éducative peut relayer ces démarches, étayer l’enfant et les familles en réapprenant l’intérêt des limites. Le psychanalyste P. Fedida3 dit, à propos des patients souffrants de perturbations alimentaires que l’enjeu du travail consiste à passer des mets aux mots, autrement dit il s’agit de traduire la parole étouffée. Si manger vient là où les mots manquent, requalifier les émotions, les maux du corps les ressentis peut à mon sens aussi être le travail des chargés de projet en nutrition.
1. Pédiatre et psychanalyste britannique, pour lui « le fondement d'une structure psychique saine et stable est certainement à rapporter à la fiabilité de la mère interne, mais cette capacité est elle-même soutenue par l'individu. Il est vrai que les gens passent leur vie à porter le réverbère sur lequel ils s'appuient, mais quelque part au commencement, il doit y avoir un réverbère qui tient tout seul, sinon il n'y a pas d'introjection de la fiabilité. »
2. Il a exercé la kinésithérapie de 1967 à 1984. Dès 1970, il s'est intéressé aux plans des affections somatiques de ses patients, notamment l’autisme. De 1972 à 1977, il a collaboré aux travaux du Centre de Recherche (CRESE - UCL). Désormais il accompagne des personnes en développement personnel avec une approche originale de l’expression artistique et vocale.
3. Il obtient son agrégation de philosophie en 1962 et est nommé assistant de psychologie à la Faculté de lettres de Lyon, où il enseigne jusqu'en 1967. Un temps assistant de Juliette Favez-Boutonier à la Sorbonne à l'heure où faisait rage la bataille pour la reconnaissance de la psychologie clinique, il crée en 1979 le Laboratoire de psychopathologie de l'université Paris VII, où il enseignera et aura la charge de former les futurs psychologues cliniciens.