Alimentation, temps, lieux et sociétés

Le statut des aliments, la place qui leur est accordée par le consommateur et ce qu’il en attend sont le reflet de notre société.

Photo GRAINE ARA

Un engouement persistant pour les produits de terroir

L’évolution de la société remet en question des éléments aussi structurants que l’espace ou le temps. L'agriculture contemporaine a par exemple modifié le rapport à la terre. Cette activité, que l'on pourrait croire par nature localisée, est confrontée aux redistributions territoriales. Comme beaucoup d'autres secteurs économiques et socio-professionnels, elle est en passe de devenir une activité à localisation précaire et révisable. Ce sont ses fondements mêmes, liés aux potentialités agronomiques des sols, qui sont remis en question, amenant une interrogation sur la nature de l'usage ultérieur des terres agricoles et plus largement sur l'aménagement du territoire. Ainsi, les sociétés industrialisées modifient la relation au temps et gomment le sens des lieux. Elles contribuent également à perturber la relation aux aliments dont les modes d’élaboration complexes et ignorés les éloignent chaque jour un peu plus des consommateurs. L’aliment est devenu un artefact mystérieux sans passé ni origine connue, un OCNI, « objet comestible non identifié » selon la formule de Claude Fischler, sociologue connu pour ses travaux sur l’alimentation. Le consommateur se retrouve donc dans une relation de plus en plus distanciée avec son alimentation et perd les liens avec les origines des aliments qu’il consomme. Or, comme le souligne ce même auteur « incorporer un aliment c'est, sur le plan réel comme sur un plan imaginaire, incorporer tout ou partie de ses propriétés : nous devenons ce que nous mangeons. De ce principe de la construction du mangeur par l'aliment se déduit la nécessité vitale d'identifier les aliments. Or, si nous ne savons pas ce que nous mangeons ne devient-il pas difficile de savoir, non seulement ce que nous allons devenir, mais aussi ce que nous sommes ? »2.

Les sociétés industrialisées modifient la relation au temps et gomment le sens des lieux.

Ces différents éléments expliquent pour une bonne part le succès persistant que les produits de terroir rencontrent auprès des consommateurs. Reste à savoir ce que l’on entend par produits de terroir : ce vocable renvoie à une catégorie très large où coexistent des produits qui n’ont pas la même relation au lieu dont ils proviennent. Les produits fermiers, par exemple, sont assimilés pour la plupart à des produits de terroir. Or, ils n’ont d’autre particularité que d’être élaborés à l’échelle de l’exploitation agricole et à partir des matières premières issues de celle-ci. Sans compter toutes les manipulations observées autour de l’usage d’un nom géographique. Le jambon d'Aoste, peu de consommateurs le savent, n'a strictement rien d'italien. Il est fabriqué dans le village du même nom, au nord de l'Isère, près des Abrets... D’autres productions alimentaires en revanche, que nous qualifions plus volontiers de productions localisées, entretiennent une relation particulière à l’espace. Leur inscription en un lieu s’assortit d’une antériorité et de pratiques collectives, fil directeur qui relie ancrage historique et relation au lieu. Cette dimension collective les inscrit dans la culture locale et permet de distinguer la provenance (venir d’un lieu), de l’origine (être de ce lieu). Solidement implantées ou présentes à l’état de trace, ces production sont parties prenantes du paysage alimentaire contemporain et en soulignent la complexité et le paradoxe.

Est-ce qu’alimentation rime encore avec saison ?

Bon nombre de ces produits localisés sont mangés dans un cadre collectif et convivial, festif ou simplement social : baptêmes, mariages, repas de moisson ou d’ensilage et de multiples autres circonstances. Le plaisir partagé devient alors un acte de sociabilité et contribue à leur donner de la valeur. La saisonnalité crée des repères culturels tout comme la répétition à date régulière d’événements festifs, liturgiques ou sociaux au cours desquels sont consommés des produits spécifiques. Cette relation au temps revêt aujourd’hui une valeur particulière. Elle n’est plus subie mais contribue à rythmer la vie sociale, en les resituant dans l’enchaînement des saisons et des cycles. Elle est difficile à assumer par les producteurs, compte-tenu des diktats contemporains du commerce. Ces spécificités temporelles tendent à être modifiées pour différentes raisons, relatives notamment à l’évolution des conditions de production et de mise en marché et au statut des aliments : passage du saisonnier à l’annuel ou du festif au quotidien et inversement. Cette évolution soulève de nombreuses questions chez les producteurs. La saisonnalité est-elle un point à gommer ou à mettre en avant dans le souci de conserver une plus grande cohérence culturelle ? Il est vraisemblable que des préoccupations liées à l’environnement seront également de plus en plus présentes.


Plus généralement, la surabondance et la diversification des produits alimentaires, le rapport déséquilibré entre l’offre et la demande modifient radicalement les données du problème. A une époque où les modes de culture, d’élevage et de conservation rendent les produits frais accessibles toute l’année, les productions qui réclament du temps pour atteindre une qualité optimum font l’objet d’une sollicitude particulière de la part des consommateurs sensibilisés. Le temps de fabrication est porteur d’une plus-value culturelle, associée à des savoir-faire, à une attention portée au produit aux différents stades de son élaboration. Cette durée de fabrication fait partie intégrante de son identité, en particulier pour tous les procédés de maturation et d’affinage et les techniques d’engraissement des bêtes.

Des goûts et des couleurs on ne discute pas, non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature.

Tous les goûts sont dans la culture ?

L’univers du goût est un univers complexe. « Les goûts alimentaires mettent en œuvre des mécanismes physiologiques, reposent sur des processus affectifs et cognitifs, sont inséparables d’apprentissages culturels, de réponses à des contraintes sociales, d’interactions symboliques »3.

On aime consommer ce que l’on connaît bien, ce avec quoi on est familiarisé depuis l’enfance et qui peut être associé à des goûts marqués, cultivés et entretenus, appréciés par les uns, rejetés par les autres. « Les goûts (c’est-à-dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable… Des goûts et des couleurs on ne discute pas, non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature – et il l’est quasiment, étant habitus -, ce qui revient à rejeter les autres dans les scandales de la contre-nature »4.

Cette remarque de Pierre Bourdieu qui s’adresse au domaine plus large de l’esthétique, rend bien compte de ce qui se passe en matière de préférence gustative.
Le goût s’est longtemps constitué dans un contexte de subordination étroite aux contraintes techniques. Les procédés de conservation se sont longtemps inscrits dans une logique de consommation différée destinée à gérer le plus efficacement possible les ressources disponibles. Cet état de fait rend la préférence alimentaire difficile à analyser. Le léger goût de rance de certaines charcuteries était-il subi ou choisi ? Ces modes de conservation tels que la fermentation, le séchage, le fumage ou le salage ne s’imposent plus aujourd’hui avec la même nécessité ; l’attachement aux qualités gustatives  conférées par des méthodes relève aujourd’hui essentiellement du registre culturel.

Des habitudes alimentaires localisées

La localisation persistante des usages alimentaires relève de ce même registre et les discours habituels des professionnels des filières et du marketing sur “le” consommateur, entité abstraite et acculturée, sont bien loin de la réalité locale, empreinte, elle, de références implicites et d’attachement. Cette inscription territoriale existe de la même façon pour les variantes d’un même produit, qui cohabitent rarement en un même lieu. Elle est le reflet de préférences gustatives aisément cartographiables, comme c’est le cas pour les tartes largement consommées dans le département de l’Ain. La Bresse a jeté son dévolu sur les galettes à la crème, le Bugey a un net penchant pour les tartes au sucre ; quant au Val de Saône, c’est la tarte à la frangipane, qui est en réalité une tarte à la crème pâtissière. Les boulangers le savent bien et ne s’aventurent pas à en proposer d’autres qu’ils auraient bien du mal à écouler !


La préférence gustative peut aussi être associée à une méthode particulière de conservation, comme c’est le cas avec le fumage. Dans les massifs du Chablais, du Faucigny, des Aravis, certains charcutiers fument la totalité de leurs jambons et saucissons. La situation est tout autre en Savoie où cette saveur n’est pas recherchée et présente même une connotation négative.


Enfin, certains ingrédients jouent un rôle important dans la culture locale, il en va ainsi du beurre et de la crème en Bresse. Le beurre est la matière grasse la plus couramment utilisée dans la cuisine au quotidien. Et les prescriptions nutritionnelles actuelles, encourageant la population à cuisiner à l’huile d’olive, ne sont que peu suivies dans cette région.
Ainsi la consommation, à l’instar des processus de production, est un phénomène localisé qui passe par une grande familiarité entre le consommateur et le produit. La culture gastronomique et les styles alimentaires se différencient d’un pays à l’autre, mais aussi entre régions et zones géographiques d’un même pays. La connaissance des caractéristiques du produit, les compétences dans sa préparation et dans son utilisation, la liaison avec des moments et des valeurs culturelles partagées en un lieu, sont autant d’éléments qui forment le cadre de la consommation locale.


1. Fischler 1990, L’Homnivore. Paris, Odile Jacob, p. 72.
2. Pfirsch J.-V, 1997, La saveur des sociétés : Sociologie des goûts alimentaires en France et en Allemagne. Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 16
3. Bourdieu P, 1996, La distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Editions de Minuit, pp. 59-60

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